2/ Les mystères du concept et de l’expérience de beauté
Le concept de « beau » étant vide, du moins à ce qu’il nous paraît, son utilisation pour décrire le phénomène de l’expérience esthétique (celui de la vive impression qu’occasionne un tableau sur un spectateur) rendait profondément mystérieuse cette expérience.
Lorsque un esthète trouvait une œuvre belle, on pouvait penser qu’il avait repéré dans le tableau une qualité mystérieuse, la « beauté » ; on cherchait alors en quoi pouvait consister une telle qualité. Surtout, lorsqu’il y avait désaccord avec un autre esthète, celui-ci ne trouvant pas l’œuvre belle, on se demandait comment savoir qui avait raison, et comment il se faisait que deux hommes (d’ailleurs aussi éduqués l’un que l’autre) pouvaient être en désaccord, comment l’un pouvait ne pas voir ce que l’autre voyait (et même voyait de toute évidence) : la beauté. On en concluait alors que « le beau est subjectif », expression dont nous suspectons qu’elle n’a pas de sens.
Le soi-disant mystère à la fois de l’expérience esthétique et du désaccord esthétique n’est pour nous que le symptôme du fait qu’on utilise pour son explication une notion vide de sens. Expliquons-les par le concept de valeur et plus rien n’est magique, n’est miraculeux, ou étonnant. L’expérience de l’œuvre ne perd rien de la disparition de son mystère, à moins qu’on fasse reposer la valeur de l’art sur une notion explicitement reconnue comme vide.
Employons donc le concept de valeur. Soit le problème : deux esthètes sont en désaccord devant la Joconde. L’un éprouve un plaisir esthétique à sa contemplation, l’autre non. D’où vient ce désaccord et comment savoir qui a raison ?
Dans la contemplation de l’œuvre, ce qui se joue réellement est le phénomène suivant : il y a dans l’œuvre un grand nombre de « contenus de sens » qui apparaissent au spectateur. Ainsi dans la Joconde on peut citer pêle-mêle : un sourire, une conception du tableau comme imitation, certaines techniques de peinture de Léonard (le sfumato, etc…), des couleurs bien précises, jaunes, roses, etc, une certaine époque, la Renaissance (celle à laquelle fut peinte le tableau, qui transparaît à travers celui-ci)… l’énumération pourrait être encore longue.
On voit que ces « contenus de sens » ont tous une réalité ontologique différente : entre un sourire, une époque, la couleur jaune, une technique, l’imitation, nous avons affaire ici à des réalités qui n’ont pas le même mode d’être : certaines sont matérielles, d’autres abstraites, certaines sont des réalités objectives, d’autres des décisions ou conventions de l’homme, etc…
Proposition : dans l’expérience de l’œuvre, le spectateur fait abstraction du statut ontologique de chacun des contenus de sens qu’il contemple. Il ne vise qu’à saisir ce sens et à être ému par lui, sans chercher si ce sens renvoie à une réalité concrète ou abstraite, etc…
La seule chose qu’il regarde dans le sens qu’il découvre, c’est de savoir si pour lui ce sens a une grande valeur ou non. S’il en a, il éprouve un grand plaisir à contempler l’œuvre qui lui présente ce sens, sinon non.
Prenons un exemple simple, voire simpliste. On parle souvent du mystérieux sourire de la Joconde. Si pour l’un de nos deux esthètes, la joie, ou le mystère sont des choses qui ont une grande valeur, alors il aura plaisir à contempler la Joconde. Si pour l’autre au contraire, ce qui a une valeur, c’est la mélancolie, voire la noirceur, la cruauté, alors nul plaisir ne germera en lui.
C’est donc, d’après cette perspective, le désaccord axiologique entre les hommes sur ce qui a une valeur, et non le désaccord esthétique sur ce qui est beau qui est à l’origine des conflits des critiques.
Maintenant il nous faut admettre que cet exemple est simpliste et montrer en quoi il peut se complexifier sans perdre sa pertinence.
Ce qui le complexifie est que comme il y a une myriade de contenus de sens dans une œuvre, alors on ne sait d’abord jamais lesquels seront repérés par le spectateur et portés à l’appréciation d’un jugement de valeur.
Un seul élément signifiant peut suffire pour rebuter le spectateur ; par exemple pour la Joconde, son caractère d’icône mondiale peut suffire à supprimer tout plaisir de l’esthète, si pour lui ce qui a une valeur, c’est la découverte en solitaire d’œuvres qui ne se révèlent qu’à lui.
A l’inverse, il peut s’avérer qu’une myriade de contenus de sens dont certains sont reconnus comme sans valeur par l’esthète, d’autres comme ayant la plus grande valeur, soient présents dans l’œuvre ; auquel cas, mais peu importe, il aura soit une réaction dubitative devant l’œuvre, ne voulant pas se prononcer, soit une « gêne » devant l’œuvre, ou d’autres réactions…
D’autre part comme nos jugements de valeur évoluent avec le temps, il se peut (expérience très banale) qu’une œuvre d’art nous plaise à une certaine époque, mais plus du tout quelques années plus tard. Cela non pas parce qu’une mystérieuse qualité, la beauté de l’oeuvre, nous ait été mystérieusement révélée puis mystérieusement cachée, mais à cause du phénomène banal de l’évolution de notre jugement de valeur.
Notre proposition ne nous semble donc pas simplifier abusivement l’expérience de l’œuvre d’art, mais reconnaît qu’une infinité de contenus de sens peuvent être choisis, et opposés entre eux par le spectateur. De cette lutte à l’intérieur du psychisme des contenus de sens pour la détermination de la réaction finale de plaisir et de déplaisir, nous admettons qu’elle nous échappe. On ne peut donc pas calculer mathématiquement si une œuvre nous plaira ou non. Mais il n’en reste pas moins que cette complexité ne remet pas en cause que c’est la valeur, et non la beauté des contenus de sens qui détermine s’il y a ou non plaisir.
Ce rejet du concept de beauté comme concept vide ne fait que finalement reprendre les principales études de la philosophie de l’art. En effet, il semble que les philosophes de l’art n’aient eu de cesse de remplir le concept de beauté d’autres déterminations de sens, comme s’il n’en portait aucune en lui.
Par exemple ils ont dit : le beau, c’est le symétrique (ou le fait que se trouve en un objet une certaine proportion mathématique) ; le beau, c’est ce qui est Un ; le beau, c’est ce qui est parfait, c’est-à-dire correspond à son concept abstrait; le beau, c’est l’utile… Or si l’on dit que le beau, c’est le symétrique, cela signifie que le plaisir pris à l’objet n’est pas plaisir pris à sa beauté, mais plaisir pris à sa symétrie (ou à son unité, sa perfection, son utilité).
Le beau n’apparaît que comme un mot vide qu’on remplit par des concepts qui eux sont dotés de sens. Nous ne faisons donc que formuler une idée pressentie depuis la pensée la plus antique.